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Engagements
Le colis arriva, accompagné d’un capitaine passablement désorienté par le décalage horaire, au quartier général du renseignement de la Navy, à Suitland, Maryland. Les experts de photo-interprétation du service reçurent le renfort de spécialistes dépêchés du 1 127e groupe d’action sur le terrain de l’Air Force, à Fort Belvoir. L’ensemble du traitement prit vingt heures mais en définitive, les clichés du Chasseur de bisons étaient d’une qualité peu commune et l’Américain au sol avait fait ce qu’il était censé faire : lever la tête et fixer l’engin téléguidé de reconnaissance qui le survolait.
— Le pauvre vieux a dû payer le prix, observa un sous-officier de la Navy à son pendant de l’Air Force. Juste derrière l’Américain, la photo montrait un soldat nord-vietnamien, le fusil levé, crosse en bas.
— J’aimerais bien te croiser dans une rue sombre, mon petit salaud.
— Qu’est-ce que vous en pensez ? Le sergent de carrière de l’Air Force superposa au cliché une photo d’identité.
— Vu la ressemblance, je serais prêt à parier dessus. Les deux spécialistes du renseignement trouvaient bizarre d’avoir une si maigre collection de documents d’archives à comparer avec ces clichés, mais qui que soit celui qui avait lancé l’hypothèse, il avait vu juste. L’un des sujets correspondait. Ce qu’ils ne savaient pas, c’est que la série de photos en leur possession étaient celles d’un homme mort.
*
Kelly la laissa dormir, content de voir qu’elle y parvenait sans aucune aide chimique. Il s’habilla, sortit et fit deux tours de son île au pas de course – la circonférence était de douze cents mètres environ – pour suer un bon coup dans l’air calme du matin. Sam et Sarah, lève-tôt eux aussi, lui rentrèrent dedans alors qu’il décompressait sur le quai d’embarquement.
— Le changement en vous est également remarquable, observa-t-elle. Elle marqua une pause prolongée. Et comment était Pam, cette nuit ?
La question provoqua chez Kelly un brutal silence, suivi d’un quoi ? étonné.
— Oh, merde, Sarah… Sam détourna les yeux et faillit éclater de rire. Son épouse devint presque aussi cramoisie que le soleil de l’aube.
— Elle m’a persuadée de ne pas lui donner de médicaments, hier soir, expliqua Sarah. Elle était un peu nerveuse, mais elle voulait essayer et je me suis laissé convaincre. C’est simplement ce que je voulais dire, John. Désolée.
Comment expliquer la nuit passée ? Au début, il avait eu peur de la toucher, peur de donner l’impression de vouloir insister, alors elle avait cru y voir le signe qu’elle ne lui plaisait plus, et puis… et puis, les choses s’étaient arrangées.
— Elle avait surtout l’espèce d’idée complètement dingue de… Kelly s’arrêta. Pam pourrait lui en parler elle-même, ce n’était pas à lui de le faire, n’est-ce pas ? Il reprit :
— Elle a bien dormi, Sarah. Elle était vraiment épuisée hier.
— Je n’ai pas souvenance d’avoir jamais eu patiente plus résolue. Elle enfonça l’index dans la poitrine de Kelly. Et vous l’y avez bougrement aidée, jeune homme.
Kelly détourna les yeux, sans trop savoir ce qu’il était censé répondre. « Tout le plaisir était pour moi » ? Quelque chose en lui persistait à croire qu’il abusait d’elle. Il était tombé sur une fille à problèmes et l’avait… exploitée.
Non, ce n’était pas vrai. Il l’aimait. Aussi incroyable que ça puisse paraître. Sa vie était en train de changer en quelque chose d’à peu près normal et reconnaissable – sans doute. Il l’aidait à guérir et la réciproque était également vraie.
— Elle… elle avait peur que je ne… je veux dire, tout ce qu’elle a vécu, c’est vraiment le cadet de mes soucis. Vous avez raison, c’est une fille très solide. Merde, moi aussi, j’ai eu un passé pour le moins agité, vous savez. J’ai rien d’un moine.
— Laissez-la ouvrir son cœur, dit Sam. Elle en a besoin. Il faut d’abord étaler les choses au grand jour avant de pouvoir commencer à les régler.
— Vous êtes sûr que ça ne vous affectera pas ? Il pourrait y avoir des trucs assez moches, observa Sarah en le regardant dans les yeux.
— Plus moches que la guerre ? Kelly secoua la tête. Puis il changea de sujet. Bon. Comment envisagez-vous le traitement ?
La question soulagea tout le monde et Sarah se remit aussitôt à parler boutique.
— Elle a surmonté la période la plus cruciale. S’il avait dû y avoir une sévère réaction de sevrage, elle se serait déjà produite. Il se peut qu’elle traverse des phases d’agitation, provoquées par des stress extérieurs, par exemple. Pour ça, on a le phénobarbital et je vous ai déjà rédigé la marche à suivre dans ce cas, mais elle ne veut rien entendre. Sa personnalité est bien trop forte pour lui permettre de juger par elle-même de son état. Vous êtes assez malin pour voir si elle traverse une de ces phases délicates. Dans ce cas, obligez-la, je dis bien : obligez-la à prendre un de ces comprimés.
L’idée de la contraindre à faire quoi que ce soit répugnait à Kelly.
— Écoutez, doc, je ne peux pas…
— Bouclez-la, John. Je n’ai pas dit de les lui faire avaler de force. Si vous lui dites qu’elle en a réellement besoin, elle vous écoutera, pas vrai ?
— Combien de temps ?
— Une semaine encore, dix jours peut-être, dit Sarah après quelques instants de réflexion.
— Et ensuite ?
— Ensuite, vous pourrez envisager éventuellement un avenir ensemble, dit Sarah.
Sam était gêné de voir la conversation prendre un tour aussi personnel.
— J’aimerais qu’elle subisse un examen complet, Kelly. Quand est-ce que vous devez regagner Baltimore ?
— D’ici une quinzaine, peut-être plus tôt. Pourquoi ? Sarah se chargea de répondre.
— Je n’ai pas pu l’examiner vraiment. Elle n’a pas vu de médecin depuis un bout de temps et je serais plus rassurée si on pouvait la soumettre à un bilan de santé complet, et faire l’historique de son cas. Qu’est-ce que t’en penses, Sam ?
— Tu connais Madge North ?
— Elle le fera. Puis, se retournant vers Kelly : Vous savez, ça ne vous ferait pas de mal, vous aussi, de passer une visite médicale.
— Est-ce que j’ai l’air malade ? Kelly écarta les bras pour leur faire admirer son corps d’athlète.
— Pas d’histoires, coupa, Sarah. Quand elle passe nous voir, venez avec elle. Je veux m’assurer que vous êtes tous les deux en parfaite santé, point final. Vu ?
— Oui, m’dame.
— Encore un détail, et je veux que vous m’écoutiez jusqu’au bout, reprit Sarah. Elle a besoin d’un psychiatre.
— Quoi ?
— John, la vie, ce n’est pas du cinéma. Dans la réalité, les gens ne laissent pas leurs problèmes derrière eux pour s’éloigner au soleil couchant, d’accord ? Elle a subi des sévices sexuels. Elle a été droguée. Son estime de soi est au plus bas. Les patients dans son état en viennent à se reprocher d’être des victimes. Une thérapie adaptée peut l’aider à surmonter cette phase. Ce que vous faites est important mais elle a besoin également de l’aide d’un spécialiste, d’accord ?
— D’accord.
— Bien. Sarah le fixa. Vous me plaisez, vous. Vous savez écouter.
— Est-ce que j’ai le choix, m’dame ? remarqua Kelly avec un sourire en coin.
Elle rit.
— Non, pas vraiment.
— Elle est toujours aussi obstinée, confia Sam. Elle a raté sa vocation, elle aurait dû être infirmière. Les toubibs sont censés être plus civilisés. C’est aux infirmières de nous harceler tout le temps.
Sarah flanqua un coup de coude à son mari.
— Alors, j’ai intérêt à ne jamais tomber sur une infirmière, nota Kelly en les précédant pour regagner la maison.
*
Pam dormit en définitive un peu plus de dix heures, et sans l’aide de barbituriques, même si elle s’éveilla avec une migraine épouvantable que Kelly soigna avec de l’aspirine.
— Prenez du Tylénol, lui conseilla Sarah. C’est moins agressif pour l’estomac. La pharmacologue tint absolument à examiner de nouveau Pam pendant que Sam remballait leurs affaires. Elle parut en gros satisfaite.
— J’aimerais bien que vous ayez repris trois kilos d’ici que je vous revoie.
— Mais…
— Et John vous amènera nous voir pour que nous puissions faire un bilan complet – disons, dans une quinzaine ?
— Bien, m’dame. Kelly hocha de nouveau la tête, soumis.
— Mais…
— Pam, ils se sont ligués contre moi. J’ai dû céder, moi aussi, confia Kelly d’une voix remarquablement docile.
— Il faut que vous partiez déjà ? Sarah opina.
— Nous aurions même dû partir dès hier soir mais tant pis. Elle regarda Kelly. Si jamais vous oubliez notre rendez-vous, je vous téléphone et je hurle.
— Sarah ! Comme emmerdeuse, vous vous posez là !
— Vous devriez entendre ce que dit Sam.
Kelly les raccompagna jusqu’au quai, où le bateau de Sam vrombissait déjà, moteurs au ralenti. Elle et Pam s’embrassèrent. Kelly voulut s’en tenir à une poignée de main mais il eut droit lui aussi à un baiser. Sam descendit pour les saluer.
— Et des cartes neuves ! lança Kelly au chirurgien.
— Oui, mon capitaine.
— Je défais les amarres.
Rosen était pressé de lui montrer ce qu’il avait appris. Il recula, jouant surtout de l’hélice tribord pour faire pivoter le Hatteras et l’amener par le travers. L’homme n’avait pas oublié la leçon. Quelques instants après, il mit les gaz sur les deux moteurs et partit en ligne droite, vers les eaux qu’il savait profondes. Pam resta immobile, tenant la main de Kelly, jusqu’à ce que le bateau ne soit plus qu’un point blanc à l’horizon.
— J’ai oublié de la remercier, dit-elle enfin.
— Non, tu n’as pas oublié. Tu ne l’as pas dit, c’est tout. Alors, comment te sens-tu, aujourd’hui ?
— Ma migraine est passée. Elle leva les yeux. Ses cheveux auraient eu besoin d’un shampooing mais son œil était vif, sa démarche allègre. Kelly avait envie de l’embrasser et il ne s’en priva pas.
— Bon, alors qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
— On a besoin de causer, dit Pam, tranquillement. Il est temps.
— Attends une minute. Kelly retourna à l’atelier et en ressortit avec deux chaises longues pliantes. Il lui fit signe de s’asseoir. À présent, raconte-moi tous tes malheurs.
Pamela Starr Madden fêterait dans trois semaines ses vingt et un ans, apprit Kelly, découvrant enfin son nom de famille par la même occasion. Née d’une famille ouvrière pauvre du nord du Texas, à la frontière de l’Oklahoma, elle avait été éduquée par la main ferme d’un père qui était du genre à faire le désespoir d’un pasteur baptiste. Donald Madden était un homme qui comprenait l’apparence de la religion, mais pas sa substance, qui était strict faute de savoir aimer, qui buvait faute d’avoir réussi sa vie (et bien sûr, il s’en voulait pour ça), mais qui avait réussi malgré tout à se faire une raison. Quand ses enfants se conduisaient mal, il les battait, en général avec un ceinturon ou une badine, jusqu’à ce que sa conscience intervienne, mais souvent c’était la lassitude qui venait avant les remords. Pam n’avait jamais été une enfant heureuse, et la coupe avait été pleine au lendemain de son seizième anniversaire, quand, après s’être attardée à une réunion paroissiale, elle s’était quasiment laissé inviter par des amis, estimant qu’elle en avait bien le droit au bout du compte. En définitive, elle n’avait même pas reçu de baiser du garçon dont la famille était presque aussi stricte que la sienne. Mais peu importait pour Donald Madden. Rentrant chez elle à dix heures et demie un vendredi soir, Pam découvrit une maison sens dessus dessous, toutes les lumières allumées, un père totalement enragé et une mère complètement terrorisée.
— Les choses qu’il m’a dites… Pam regardait l’herbe tout en lui parlant. Je n’avais rien fait de tout ça. L’idée ne m’était même pas venue, et ce pauvre Albert était tellement innocent… mais je l’étais, moi aussi, à l’époque.
Kelly lui prit la main et la serra.
— Tu n’as pas besoin de me raconter tout ça, Pam. Mais si, il le fallait, et Kelly le savait, aussi continua-t-il d’écouter son récit.
Après avoir subi la pire correction depuis sa naissance, Pamela Madden s’était faufilée par la fenêtre de sa chambre au rez-de-chaussée pour gagner le centre de la petite ville sinistre et poussiéreuse, distante de six kilomètres. Là, elle avait pris un car Greyhound pour Houston avant l’aube, uniquement parce que c’était le premier à partir, et que l’idée ne lui était pas venue de descendre avant. Autant qu’elle sache, ses parents n’avaient même pas pris la peine de signaler sa disparition. Une série de petits boulots et un logement encore plus sordide à Houston n’avaient fait qu’accroître sa détresse, et bientôt, elle décidait d’aller ailleurs. Avec ses maigres économies, elle avait pris un autre car – cette fois un Continental Trailways – et échoué à La Nouvelle-Orléans. Terrifiée, amaigrie, et si jeune, Pam n’avait jamais appris qu’il y avait des hommes qui traquaient les jeunes fugueuses. Repérée presque immédiatement par un beau parleur bien sapé de vingt-cinq ans, un certain Pierre Lamarck, elle avait accepté sa proposition de l’aider et de la loger à l’issue d’un dîner où ils avaient sympathisé. Trois jours après, il était devenu son premier amant. Une semaine plus tard, une bonne claque avait contraint l’adolescente de seize ans à connaître sa deuxième expérience sexuelle, cette fois avec un représentant de commerce de Springfield, Illinois, car elle lui rappelait sa fille – à tel point qu’il l’avait louée pour toute la soirée, payant deux cent cinquante dollars à Lamarck pour ses services. Le lendemain, Pam avait avalé le contenu d’un des tubes de cachets de son souteneur, mais n’y avait gagné que des vomissements et une sévère raclée pour cet acte d’indiscipline.
Kelly écouta son récit avec une sérénité apparente, le regard fixe, la respiration régulière. Mais intérieurement, c’était une tout autre histoire. Les filles qu’il avait eues au Viêt-Nam, qui ressemblaient à des gamines, et les quelques-unes qu’il avait connues depuis la mort de Tish… Jamais il ne lui était venu à l’esprit que ces jeunes femmes aient pu ne pas apprécier leur existence et leur travail. Il n’y avait pour tout dire jamais vraiment réfléchi, prenant leurs réactions feintes pour des sentiments sincères car, après tout, n’était-il pas un homme bien, un type convenable ? Pourtant, il avait acheté les services de jeunes femmes dont l’histoire collective n’était peut-être en rien différente de celle de Pam, et la honte de sa conduite brûlait en lui comme une torche.
À dix-neuf ans, elle s’était sortie des griffes de Lamarck et de trois autres proxénètes, pour retomber chaque fois aux mains d’un nouveau. L’un, à Atlanta, adorait fouetter ses filles devant ses pairs, en général avec du fil électrique. Un autre, à Chicago, l’avait mise à l’héroïne, le meilleur moyen de contrôler une fille qu’il jugeait un peu trop indépendante, mais elle l’avait quitté dès le lendemain, lui prouvant qu’il avait raison. Elle en avait vu une autre mourir sous ses propres yeux, des suites d’un shoot de drogue non coupée, et cela l’avait terrifiée plus encore que la perspective d’une correction. Comme il était exclu qu’elle retourne chez elle – elle avait appelé un jour et sa mère lui avait raccroché au nez avant même qu’elle ait pu implorer son aide – et comme elle n’avait aucune confiance dans les services sociaux qui auraient pu l’aider à prendre une autre voie, elle avait échoué en définitive sur les trottoirs de Washington, prostituée d’expérience accrochée à la drogue qui l’aidait à se masquer l’opinion qu’elle avait d’elle-même. Mais pas suffisamment. Et Kelly estimait que c’était sans doute ça qui l’avait sauvée. Entre-temps, elle avait connu deux avortements, trois maladies vénériennes et quatre arrestations, dont aucune ne l’avait conduite au tribunal. Pam pleurait maintenant et Kelly se rapprocha pour s’asseoir plus près d’elle.
— Tu vois ce que je suis, en réalité ?
— Oui, Pam. Ce que je vois, c’est une dame très courageuse. Il la serra fort entre ses bras. C’est pas grave, ma puce. Tout le monde peut faire des erreurs. Il faut du cran pour changer, et il en faut encore plus pour oser en parler.
Le dernier chapitre s’était ouvert à Washington avec un certain Roscoe Fleming. À ce moment, Pam était sérieusement accrochée aux barbituriques mais elle était encore fraîche et jolie quand quelqu’un prenait la peine de l’arranger, en tout cas suffisamment pour réclamer un tarif élevé à ceux qui appréciaient les traits juvéniles. Un de ces individus lui avait soumis une idée, histoire d’arrondir ses revenus. Cet homme, qui répondait au nom d’Henry, avait désiré élargir son commerce de dealer et, en gars prudent habitué à sous-traiter le boulot, il s’était monté une écurie de filles chargées de passer la marchandise de son labo à ses revendeurs. Ces filles, il les achetait à des proxénètes établis dans des villes différentes et chaque fois, la transaction se faisait directement en liquide, ce que les filles jugeaient inquiétant. Cette fois-ci, Pam avait essayé de s’enfuir presque aussitôt, mais elle s’était fait reprendre et tabasser au point d’avoir trois côtes cassées, même si elle devait découvrir par la suite qu’elle pouvait s’estimer heureuse de s’en tirer à si bon compte. Henry avait également profité de l’occasion pour la bourrer de barbituriques, ce qui avait à la fois atténué la douleur et accru sa dépendance. Il avait augmenté la dose en la prêtant à tous ses associés qui en faisaient la demande. En cela, Henry avait réussi là où tous les autres avaient échoué : il avait fini par mater son énergie.
Sur une période de cinq mois, la combinaison des raclées, des sévices sexuels et de la drogue l’avait conduite à un état de dépression confinant à la catatonie, jusqu’à ce qu’elle soit brutalement ramenée à la réalité, à peine quatre semaines plus tôt, lorsqu’elle avait trébuché sur le corps d’un gamin de douze ans, étendu sur le pas d’une porte, une aiguille encore plantée dans le bras. Toujours docile en apparence, Pam avait lutté dès lors pour décrocher de la drogue. Ce n’étaient pas les autres amis d’Henry qui s’en seraient plaints. Ils trouvaient que c’était un bien meilleur coup désormais, et leur ego de mâle leur avait fait attribuer ses progrès à leurs prouesses plutôt qu’à une lucidité accrue. Elle avait attendu pour saisir sa chance, guettant un moment où Henry était en vadrouille, car les autres relâchaient la surveillance lorsqu’il n’était pas dans le coin. Cela faisait cinq jours à peine qu’elle avait remballé ses affaires et fichu le camp. Sans un sou – Henry ne lui laissait jamais d’argent – elle avait quitté la ville en stop.
— Décris-moi Henry, dit doucement Kelly quand elle eut terminé.
— La trentaine, noir, ta taille à peu près.
— Est-ce que d’autres filles se sont enfuies ?
Le ton de Pam devint froid comme la glace.
— Je n’ai connaissance que d’une seule fille qui ait essayé. C’était aux alentours de novembre. Il… il l’a tuée.
Il croyait qu’elle allait voir les flics et… – elle leva les yeux – il nous a toutes obligées à y assister. C’était terrible.
— Alors, pourquoi as-tu essayé ?
— J’aimerais encore mieux mourir que recommencer, murmura-t-elle, avouant ouvertement le fond de ses pensées. J’avais envie de mourir. Ce pauvre gamin. Tu sais ce qui se produit ? On se fige, littéralement. Tout se fige. Et j’étais complice. J’avais contribué à le tuer.
— Comment t’es-tu enfuie ?
— La nuit d’avant… Je… j’avais baisé avec tous les types… pour qu’ils m’aient à la bonne… qu’ils me… me laissent échapper à leur surveillance. Tu comprends, maintenant ?
— Tu as fait ce qui était nécessaire pour t’échapper, répondit Kelly. Il devait mobiliser toute son énergie pour empêcher sa voix de trembler. Dieu merci.
— Je ne t’en voudrais pas si tu me ramenais où tu m’as trouvée et que tu me laisses me débrouiller. Peut-être que papa avait raison, tout ce qu’il disait sur moi.
— Pam, te souviens-tu quand tu fréquentais l’église ?
— Oui.
— Te souviens-tu de cette histoire qui se termine ainsi : « Va, et ne pèche plus » ? Tu crois peut-être que je n’ai jamais rien fait de mal ? Que je n’ai jamais eu honte ? Jamais eu la trouille ? Tu n’es pas toute seule, Pam. As-tu idée du courage qu’il t’a fallu pour me raconter tout cela ?
La voix de la jeune femme était désormais entièrement dépourvue d’émotion.
— Tu as le droit de savoir.
— Et maintenant je sais, et cela ne change rien. Il se tut une seconde. Quoique, si. Tu as encore plus de cran que je l’imaginais, ma puce.
— T’en es sûr ? Et par la suite ?
— La seule suite qui me préoccupe, c’est le sort de ces types à qui tu as faussé compagnie.
— Si jamais ils me retrouvent… L’émotion revenait.
Et la peur. Chaque fois qu’on retournera en ville, ils risquent de me reconnaître.
— On tâchera de faire attention.
— Je ne serai jamais en sécurité. Jamais.
— Ouais, eh bien, il y a deux façons de régler ça. Tu peux continuer de fuir et de te planquer. Ou tu peux aider à les éliminer.
Elle fit un violent signe de dénégation.
— La fille qu’ils ont tuée. Ils savaient. Ils savaient qu’elle irait voir les flics. C’est pour ça que je ne peux pas me fier à la police. En plus, tu ne te rends pas compte à quel point ces gens sont terrifiants.
Sarah avait eu raison sur un autre point, Kelly s’en rendait bien compte. Pam avait remis son caraco et le soleil soulignait les marques dans son dos. Il y avait des endroits qui n’arrivaient pas à bronzer aussi bien que les autres. Traces des coups et des blessures sanglantes que d’autres avaient faits pour leur plaisir. Tout était parti de Pierre Lamarck ou, plus exactement, de Donald Madden, de petits bonshommes couards incapables d’avoir des relations avec les femmes autrement que par la force.
Eux, des hommes ? se dit Kelly.
Non.
Il dit à Pam de rester tranquille une minute, le temps de retourner à l’atelier. Il en revint avec huit boîtes de bière et de Coca vides qu’il disposa par terre, à une dizaine de mètres de leurs chaises longues.
— Bouche-toi les oreilles.
— Pourquoi ?
— S’il te plaît. Quand elle eut obéi, la main droite de Kelly jaillit d’un coup, sortant de sous sa chemise un Colt .45 automatique. Tenant la crosse à deux mains, il décrivit un mouvement balayant de gauche à droite. L’une après l’autre, avec peut-être une seconde d’écart, les boîtes basculèrent ou sautèrent à une cinquantaine de centimètres dans les airs en synchronisme avec les détonations assourdissantes du pistolet. Avant que la dernière soit retombée au sol après son bref vol plané, Kelly avait éjecté le chargeur vide et inséré un autre, et de nouveau, sept des boîtes se mirent à voltiger. Il vérifia que l’arme était bien vide, rabattit le cran de sûreté et la passa de nouveau dans sa ceinture avant de se rasseoir près de la jeune femme.
— Il ne faut pas grand-chose pour effrayer une jeune fille sans amis. Il en faut un peu plus pour me flanquer la trouille. Pam, si jamais quelqu’un s’avise de te faire du mal, il faudra d’abord qu’il passe par moi.
Elle contempla les boîtes en alu, puis leva les yeux vers un Kelly tout content de lui et de son adresse. La démonstration avait constitué un défoulement bienvenu et, durant cette brève parenthèse de violence, il avait assigné un nom et un visage à chacune des boîtes. Mais il voyait bien qu’elle n’était toujours pas convaincue. Cela exigerait un certain temps.
— N’importe… Il se rassit près de Pamela. Bon, tu m’as raconté ton histoire, d’accord ?
— Oui.
— Crois-tu toujours que ça fait une différence pour moi ?
— Non. Tu as dit que non. Je suppose que je te crois.
— Pam, tous les hommes ne sont pas comme ça – il y en a même très peu, en fait. Tu n’as pas eu de chance, c’est tout. Tu n’as rien à te reprocher. Il y a des gens qui sont blessés dans des accidents ou qui tombent malades. Là-bas, au Viêt-Nam, j’ai vu des gars se faire tuer par malchance. Ça a failli m’arriver. Et ils n’avaient rien à se reprocher. C’était juste la déveine, le fait de se trouver au mauvais endroit, de tourner à gauche plutôt qu’à droite, de regarder du mauvais côté. Sarah veut que tu rencontres des médecins pour parler de tout ça. Je pense qu’elle a raison. On va te remettre sur pied.
— Et ensuite ? demanda Pam Madden. Kelly inspira un grand coup, mais il était trop tard pour reculer désormais.
— Est-ce que… est-ce que tu voudras rester avec moi, Pam ?
On aurait cru qu’on venait de la frapper. Kelly fut ébahi par sa réaction.
— Tu ne peux pas, tu fais ça uniquement parce que… Kelly se leva et la souleva à bout de bras.
— Écoute-moi, veux-tu ? Tu as été malade. Tu commences à aller mieux. Tu as enduré tout ce que ce putain de monde pouvait te balancer dessus, et tu n’as pas craqué. Moi, je crois en toi ! Ça prendra du temps. Comme tout. Mais au bout du compte, tu feras quelqu’un de sacrément bien. Il la reposa et recula d’un pas. Il s’était mis à trembler de rage, non seulement pour ce qu’elle avait subi mais contre lui-même, pour avoir voulu lui imposer sa volonté.
— Je te demande pardon. Je n’aurais pas dû faire ça. S’il te plaît, Pam…, crois simplement en toi, rien qu’un peu.
— C’est dur. J’ai fait des choses terribles.
Sarah avait raison. Elle avait besoin de l’aide de spécialistes. Il s’en voulait de ne pas savoir quoi dire au juste.
*
Les jours qui suivirent, le train-train s’établit avec une étonnante facilité. Quelles que puissent être ses autres qualités, Pam était une épouvantable cuisinière, que ses échecs amenèrent par deux fois à pleurer de dépit, même si Kelly réussit à ingurgiter tout ce qu’elle lui avait préparé, avec le sourire et un mot aimable. Mais elle apprenait vite, également, et dès le vendredi, elle avait réussi à confectionner des hamburgers qui ressemblaient à quelque chose de plus présentable qu’un bout de charbon de bois. Tout ce temps, Kelly n’avait cessé de l’encourager, faisant de gros efforts pour ne pas être trop directif et y parvenant dans l’ensemble. Un mot gentil, une caresse, un sourire, tels étaient ses instruments. Elle singea bien vite sa manie de se lever avant l’aube. Il réussit à la mettre à la gymnastique. Là, ce fut loin d’être évident. Même si elle était dans l’ensemble en bonne santé, elle n’avait pas dû courir plus de la distance d’un demi-pâté de maisons depuis des années, aussi commença-t-il par des tours de l’île à la marche, deux au début, puis jusqu’à cinq à la fin de la semaine. Elle passait ses après-midi au soleil, et faute d’avoir autre chose à se mettre, elle restait le plus souvent en slip et soutien-gorge. Elle commençait à avoir un léger hâle et ne semblait pas se soucier des fines marques pâles qui lui zébraient le dos et donnaient à Kelly des frissons de colère. Elle se mit à faire bien plus attention à son apparence extérieure, se douchant et se lavant les cheveux au moins une fois par jour, les brossant jusqu’à ce qu’ils acquièrent un éclat soyeux, et Kelly ne manquait pas de l’en complimenter. Pas une fois elle ne parut avoir besoin du phénobarbital laissé par Sarah. Peut-être dut-elle lutter une fois ou deux, mais en recourant à l’exercice plutôt qu’à la chimie, elle finit par retrouver un cycle veille-sommeil normal. Ses sourires acquirent plus de confiance et, à deux reprises, il la surprit à se contempler dans la glace avec autre chose que de la douleur au fond des yeux.
— Joli, tout ça, non ? demanda-t-il le samedi soir, juste après la douche.
— Peut-être, admit-elle.
Kelly ramassa un peigne dans le lavabo et se mit à le passer dans ses cheveux.
— Tu sais que le soleil te les a vraiment éclaircis ?
— Il a fallu un bout de temps pour enlever toute cette crasse, dit-elle, en se détendant sous son contact.
Kelly se battit avec un nœud, prenant garde de ne pas tirer trop fort.
— Mais elle a fini par partir, pas vrai, Pammy ?
— Ouais, je suppose que oui, peut-être, dit-elle en regardant le miroir.
— Dur d’arriver à le dire, chou ?
— Très dur.
Un sourire, cette fois, un vrai, plein de chaleur et de conviction.
Kelly reposa le peigne et lui embrassa la nuque, en la fixant dans le miroir. Puis il reprit le peigne et poursuivit sa tâche. Elle lui semblait bien peu virile mais il adorait faire ça.
— Là, parfaitement lisses et démêlés.
— Faudrait quand même que tu t’achètes un sèche-cheveux.
Kelly haussa les épaules.
— J’en ai jamais eu besoin.
Pam se retourna et lui prit les mains.
— Maintenant, si. Si tu veux toujours.
Il resta silencieux dix secondes peut-être, et quand il parla de nouveau, sa voix n’était pas exactement ce qu’elle aurait dû être, car c’était désormais à lui d’avoir peur.
— Tu es sûre ?
— Est-ce que tu veux toujours…
— Oui ! Ce n’était pas facile de la soulever dans son état, les cheveux mouillés, encore nue et humide au sortir de la douche, mais un homme devait serrer sa femme dans des instants pareils. Elle était en train de changer. Ses côtes étaient moins apparentes. Elle avait repris du poids grâce à un régime régulier et sain. Mais c’était la personne à l’intérieur qui avait changé le plus. Kelly se demanda quel miracle s’était produit, redoutant de croire qu’il y avait joué un rôle, mais sachant qu’il en était pourtant ainsi. Il la reposa au bout de quelques instants, regardant l’allégresse pétiller dans ses yeux, fier d’avoir contribué à la faire revenir.
— J’ai mes côtés difficiles, moi aussi, l’avertit Kelly, inconscient de son propre regard.
— J’en ai déjà vu la plupart, le rassura-t-elle. Ses mains commencèrent à caresser son torse bronzé et couvert d’une épaisse toison brune, marqué des cicatrices de combats dans un pays lointain. Ses cicatrices à elle étaient intérieures, mais une partie de celles de Kelly également, et ensemble, ils se guériraient l’un l’autre. Pam en était sûre à présent. Elle avait commencé à envisager le futur autrement que comme un endroit sombre où se cacher et oublier. C’était désormais un lieu d’espoir.